Partager la publication "IVANOV à l’Odéon-théâtre de l’Europe – Reprise jusqu’au 1er novembre"
L’ambiance est terrible, sombre, lourde. Tout semble gris. Les personnages errent comme des zombies, tous gagnés par l’ennui, la vacuité de leur vie. La tragédie est ancrée dans leurs gènes. Dans ce monde de médiocrité et d’oisiveté, tout concourt à une fin funeste. Dans cette obscure atmosphère, la lumière naît de l’étrange intensité dégagée par les comédiens. En tête, Micha Lescot qui compose un Ivanov sensible, fébrile, presque spectral. En collant à la version première de la pièce de Tchekhov, Luc Bondy signe une comédie noire, violente et satirique de toute beauté…. Subjugué !…
L’argument : Ivanov, en russe, c’est un nom qui se rapproche de Dupont ou Durand – un monsieur tout le monde. Propriétaire terrien dans un district de la Russie centrale, intelligent, gentil, amoureux, Ivanov est envahi depuis peu par une certaine mélancolie. Sa femme très malade, sa propriété qui part à vau-l’eau, sa gestion de l’argent, tout est remis en question…
La critique : Devant une porte de hangar grise, un homme, Ivanov (épatant Micha Lescot), le regard perdu, son grand corps courbé, assis sur une chaise, gratte la peinture. Le crissement des ongles sur le métal transperce l’atmosphère. Le public n’est pas encore installé, qu’on est déjà transporté dans cette Russie rustique, terrienne et paysanne de la fin du XIXe siècle. Tout semble grand, terne, sans couleur. Les lumières s’éteignent… L’immense porte s’ouvre. Le décor est minimal. La scène presque vide. Au fond en clair obscur, une maison est stylisée. À l’intérieur deux personnes jouent de la musique, une femme, Sarah (émouvante Marina Hands), l’épouse d’Ivanov, un homme, son oncle, le comte (renfrogné et tonitruantAriel Garcia Valdès). De leur duo, se dégage une certaine chaleur. Pourtant, une ombre plane. La maladie. La femme, atteinte de tuberculose, n’a plus que quelques jours à vivre.
À l’extérieur, Ivanov désœuvré erre. Il marche, tourne sans but. Sa vie lui semble étrangère. Une mélancolie sourde coule dans ses veines. Ruiné, incapable de s’occuper de ses affaires, il laisse gérer son domaine par un familier (hâbleur et tonitruant Laurent Grévill), trouble magouilleur. Dans ce monde oisif, étriqué et antisémite de la petite bourgeoisie de province, l’homme, trop différent de ses semblables, est la proie des commérages. Tout le tourmente, tout le blesse, la moindre parole, amicale ou ennemie, est un coup de poignard dans son âme. De son mariage avec la jolie et riche juive, qui a changé de religion par amour, il ne reste rien. Déshéritée par ses parents, elle s’accroche à cet homme qui ne l’aime plus. À sa passion brûlante ne répond que la froideur d’Ivanov, son désintérêt et son impossibilité à agir, à prendre une décision. Immobile dans ce monde routinier, putride et futile, tout glisse sur lui.
Rien n’a de prise… sauf la lumineuse présence de Sacha (lunaire Victoire Du Bois), la fille des Lébédev, ses usuriers. En sa compagnie, un temps, l’homme grave retrouve un semblant de goût à la vie. Elle est la seule à ne pas le juger, à l’aimer pour ce qu’il est, un héros blessé, brisé, broyé dans un système obsolète et stérile.
Cette impression étrange, lunaire et oppressante est renforcée par le jeu des lumières de Bertrand Coudercet par les décors simples et dépouillés de Richard Peduzzi qui permettent de passer facilement de l’aridité des terres de la Russie centrale, à l’intérieur prétentieux d’un salon petit bourgeois.
De ce texte tragique teinté d’humour noir, Luc Bondyesquisse une fable réaliste, élégante, sombre et violente. Prenant appui sur les premières intentions du dramaturge russe, il dépeint, au plus près des visages et des attitudes cette société en fin de course, médiocre, à l’esprit étroit, où les hommes vivent comme des automates sans âme, sans envie, sans désir. Loin des images d’Épinal de la fameuse et noble beauté de l’âme russe, sauvage et intrépide, on découvre des individus veules, abjects, grossiers et brutaux.
Ce bal, sombre et vain, mené de main de maître par l’excellent metteur en scène suisse, doit beaucoup aux interprètes. Dans le rôle titre, Micha Lescot est hallucinant. Tout en intériorité et fébrilité, il compose un Ivanov sombre, fantomatique. De sa silhouette dégingandée se dégagent noirceur, apathie et fatalisme. Il imprègne ses gestes, ses mouvements et son regard de ses rêves d’antan, perdus à jamais. Face à lui, Marina Hands incarne sa femme avec douceur et humanité. Elle éclaire la pièce d’une lueur pâle, vacillante. Étoile mourante, elle jette ses derniers feux sous les phrases sibyllines de son époux « Sale juive » , « tu vas mourir ». Seule sur scène, son corps s’étiole alors que les parois se referment sur ses derniers souffles, clôturant magnifiquement la première partie de cette pièce fleuve.
À l’opposé, Victoire Du Bois donne vie à une Sacha incandescente, intense, étonnamment moderne. Amoureuse sans condition d’Ivanov, elle brûle sa jeunesse pour lui. Astre radieux, elle s’éteint, sa vitalité aspirée par les angoisses, le mal de vivre et le désespoir du trou noir qu’elle a face à elle.
Toute la distribution est impeccable. Tous ont su trouver au plus profond d’eux-mêmes la part sombre, la complexité et l’âpreté de leur personnage leur donnant corps et réalisme. Yannick Landreinfantastique en médecin fanatique impuissant à sauver la vie de Sarah. Christiane Cohendy terrible en usurière radine au dernier degré. Marie Vialle radieuse en femme facile rêvant de fête et de gloire, etc.
Totalement embarqué dans ce monde en perdition, où l’ennui gagne et unit tous les protagonistes, on est littéralement séduit par cette version réaliste, humaine et moderne d’Ivanov… Fasciné !…
Ivanov d’Anton Thekhov
Théâtre de l’Odéon
jusqu’au 1er novembre 2015
du mardi au dimanche à 20h
Durée 3h10 avec entracte
d’après la première version d’Anton Tchekhov
mise en scène de Luc Bondy
avec Marcel Bozonnet, Christiane Cohendy, Victoire Du Bois, Ariel Garcia Valdès, Laurent Grévill, Marina Hands, Yannik Landrein, Roch Leibovici, Micha Lescot, Chantal Neuwirth, Nicolas Peduzzi, Dimitri Radochévitch, Fred Ulysse & Marie Vialle
décor Richard Peduzzi
costumes Moidele Bickel
lumière Bertrand Couderc
musique Martin Schütz
maquillages / coiffures Cécile Kretschmar